Alicia Bassière est doctorante en économie à l’Institut Polytechnique de Paris, spécialisée dans le marché de l’électricité. Elle est membre du groupe de réflexion “Les Shifters” depuis 2017 et a effectué un stage au think-tank The Shift Project qui propose dessolutions concrètes en matière de décarbonisation de la société. Elle a accordé une interview à Soixante Pour Cent pour décrypter la manière dont les médias “mainstream” parlent de la hausse actuelle du prix des énergies.
60% : Qu’est-ce qui te frappe le plus dans la manière dont les médias mainstream abordent la hausse du prix des énergies par rapport à ta spécialité ?
Alicia Bassière : Ce qui saute aux yeux, c’est que les médias semblent complètement tomber des nues. Qu’il s’agisse de journalistes ou de personnalités politiques, les personnes interrogées n’ont visiblement aucune connaissance du fonctionnement du marché de l’électricité. Ils réagissent comme si cette hausse était une surprise totale alors qu’elle était assez largement prévisible.
Qu’est-ce qui trahit le plus cette méconnaissance du marché ?
C’est particulièrement lorsque des personnalités politiques expliquent qu’il n’est pas normal d’avoir un prix de l’électricité qui augmente en France avec une production d’électricité majoritairement d’origine nucléaire. C’est que disait Bruno Le Maire [le ministre de l’Économie avait déclaré au micro le 26 octobre que « La flambée du gaz se répercute sur le prix de l’électricité. D’un point de vue économique, c’est absurde et d’un point de vue écologique, c’est incohérent » en faisant référence au fait qu’en France, le gaz est une énergie importée à la différence de l’électricité d’origine nucléaire qui est produite localement. Selon lui, elle aurait dû être moins indexée sur les cours mondiaux NDLR].
Cela montre qu’il ne sait pas comment sont formés les prix et les journalistes non plus. Il ne sait pas qu’avec le système en place, c’est le prix du gaz qui mène le prix du marché. Mais cela est en place depuis vingt ans : c’est une conséquence du système de formation du prix qui s’aligne sur le coût de la dernière centrale appelée. C’est le système du merit order (« ordre du mérite ») : sur le territoire français, les centrales sont appelées pour répondre à la demande d’électricité en temps réel dans un ordre bien spécifique.
Ce sont les centrales avec le coût marginal le plus faible qui sont appelées en premier. Le coût marginal est le coût d’un mégawatt-heure (MWh) supplémentaire produit, c’est-à-dire le coût du combustible pour le produire ainsi que la taxe carbone. Les énergies renouvelables ne nécessitant pas de combustible, ce coût est nul, elles sont donc prioritaires sur le réseau. Ensuite, viennent les centrales nucléaires, puis les centrales fossiles (charbon, fioul, gaz). Les centrales à gaz sont généralement les dernières appelées, surtout en cas de forte demande. Si elles sont appelées, le coût de l’électricité correspond à leur coût de production, ce qui permet de les rémunérer, ainsi que tous les autres modes de production déjà appelés (y compris les renouvelables).
Ce choix de « pricing » (formation du prix) a été choisi lors de la libéralisation du marché en 2000, l’augmentation du prix de l’électricité n’est qu’une conséquence logique. À l’époque de ce choix, il n’y avait pas d’objectif de baisser les émissions de gaz à effet de serre, mais juste d’assurer une rémunération à tous les producteurs d’électricité et de baisser le prix pour les consommateurs. L’augmentation de la part d’énergies renouvelables dans le mix électrique entraîne des perturbations sur le signal prix. Par exemple, si les énergies renouvelables produisent « trop », le prix de marché s’effondre, voire devient négatif, ce qui est problématique pour les producteurs qui ne peuvent plus se rémunérer. À l’inverse, en cas d’absence de production, ce qui a eu lieu cet été, le prix repose plus sur le gaz et augmente fortement, ce qui pénalise les consommateurs. Je pense que ce système n’est plus adapté et appelle à une réforme.
Il y aurait donc un manque d’approche systémique dans la vision qu’ont les médias de la hausse des prix du gaz ?
Complètement. On entend dire dans quelques médias qu’ « il faut réformer le marché ». Je suis d’accord, mais ce n’est pas le seul problème ici. C’est une vision qui ne prend pas assez en compte la complexité du problème. Tout d’abord cette année, il n’y a pas eu assez d’énergie décarbonée disponible, donc il y a eu plus de gaz consommé qu’habituellement. C’est le premier facteur. Ensuite comme cela avait été prédit, la reprise économique a été trop « rapide » pour la production de pétrole. Le prix du baril est remonté et il entraîne toujours avec lui le prix du gaz. Il y a également des problèmes en matière de géopolitique avec la Russie qui a diminué sa production de gaz. Cette dépendance au gaz russe a été assez peu mise en avant.
De plus, peu de politiques publiques fortes ont été mises en place sur la précarité énergétique depuis les gilets jaunes (surtout des compensations financières comme le chèque énergie). Avec plus d’électricité renouvelable et en l’absence de solution de stockage de l’électricité à grande échelle [l’électricité est une énergie très coûteuse à stocker donc peu mobilisable à la demande NDLR], et sans recours au nucléaire ou au charbon, nous risquons de nous reposer de plus en plus sur le gaz pour produire notre électricité. Ce qui amplifie le risque de crises régulières. Un exemple très parlant de cette approche médiatique est cet article de quechoisir.com. Cette crise y est présentée essentiellement comme passagère alors que c’est faux. Elle risque au contraire de se reproduire encore et l’État ne doit plus juste « compenser » des hausses qui sont conjoncturelles. Aujourd’hui, le gouvernement se contente de créer un chèque spécial « précarité » mais ne propose aucune approche systémique…
Est-ce que le traitement médiatique de la hausse du prix des énergies est assimilable au traitement des autres crises écologiques ?
Pas vraiment, car le prix de l’énergie touche frontalement au pouvoir d’achat de la population. Le sujet est pris plus au sérieux et évoqué par tous les partis politiques. Mais là où le traitement médiatique est similaire aux autres crises écologiques, c’est dans la mesure où la priorité est donnée à la « fin du mois », à la volonté de conserver un mode de vie plutôt que de dire qu’il faut réduire d’urgence la consommation de gaz.
Si tu devais écrire un article pour un journal grand public, comment traiterais-tu ce sujet ?
Déjà, j’axerais mon approche sur le fait que les prix risquent de fluctuer encore plus avec les politiques publiques actuelles relatives aux énergies. On part de mix contrôlable en fonction de la demande avec du nucléaire ou du charbon avec des coûts et prix stables vers des mix avec énergies renouvelables et gaz qui ont des prix plus fluctuants.
Au-delà du marché, il conviendrait de se poser clairement la question de comment gérer socialement l’intermittence des énergies renouvelables. Il faudrait parler franchement et clairement de sobriété et de rénovation, ainsi que de proposer des solutions pour que les classes les moins favorisées soient moins dépendantes du fioul, du gaz et du pétrole. Expliquer sans détour que cette crise n’est pas juste transitoire et que l’on doit prendre des mesures en matière de décroissance de la consommation d’énergie sur le long terme tout de suite. Une réforme du marché pour que celui-ci devienne adapté à ces enjeux est régulièrement évoquée et proposée, encore récemment par Bruno Le Maire. Cependant, c’est une tâche extrêmement complexe, et je pense que la plupart des politiciens ne mesurent pas l’ampleur des chantiers à mettre en œuvre.