Aujourd’hui, le terme « lanceur d’alerte » fait partie du langage familier. Pourtant, si l’on creuse bien, il s’agit d’un terme plutôt récent au cadre juridique encore perfectible. Officiellement, ils ne sont que deux à posséder ce titre en France : Irène Frachon pour avoir révélé le scandale du Mediator et Nicolas Forissier pour avoir dénoncé le système d’évasion fiscale de la France vers la Suisse au sein de l’entreprise UBS. Rencontre avec ce dernier.
2001. Nicolas commence sa carrière chez UBS. Il est alors responsable de l’audit interne France de la section de gestion de fortune du groupe. Parmi ses responsabilités, il est chargé de dénoncer s’il y a fait délictueux. Tout va basculer en 2009, lorsqu’il découvre les « carnets du lait », un système d’évasion fiscale de la France vers la Suisse au sein d’UBS. Nous sommes en décembre. Nicolas dépose son alerte en interne un vendredi. Le lundi, il est convoqué dans le bureau de son patron : « Mon anonymat a été levé en un week-end » précise-t-il. À cette époque, la législation du lanceur d’alerte est peu développée, son anonymat n’est pas protégé. Il avance alors seul et la banque suisse procède a un règlement de compte en interne. Nicolas est rapidement licencié : « Ma carrière s’est arrêtée il y a 13 ans. Aujourd’hui, on se méfie de m’embaucher, je suis celui qui a parlé, qui a trahi ». Alors que Nicolas a « juste » fait son travail.
Qui est lanceur d’alerte ?
Mais alors, qu’appelle-t-on lanceur d’alerte ? Selon Nicolas, ce statut concerne celui qui « intervient, au nom de l’intérêt général et de bonne foi, en dénonçant des faits délictueux, illégaux et qui peuvent porter préjudice à une personne physique, une personne morale, à l’intérêt général ou encore à l’État ». Et à la question : Pourquoi ne sont-ils que deux en France à avoir le statut ? Nicolas répond : « Nous sommes les seuls, avec Irène Frachon à avoir démontré que nous avions des preuves de ce que l’on dénonçait. Pour elle, c’est la condamnation via le Mediator des laboratoires Servier et en ce qui me concerne, c’est la condamnation de la banque UBS et son envoi en correctionnelle pour d’autres affaires ».
Un lanceur d’alerte, à part son éthique, il n’a que des coups à prendre.
Nicolas Forissier
10 ans après sa première alerte en interne, Nicolas Forissier est reconnu lanceur d’alerte en 2019 après la première instance du procès UBS. Mais le statut lui importe peu, c’est davantage sa signification qui compte. Pour lui, cela est synonyme de : « Je dis la vérité ».
La place de la médiatisation des lanceurs d’alerte
« Ce n’est pas le poids médiatique qui fait le statut de lanceur d’alerte mais c’est l’hypermédiatisation qui fait que les autorités s’interrogent sur ton cas » pense Nicolas. Pour lui comme pour Irène Frachon, leurs alertes ont été reprises par la presse, ce qui leur a conféré un certain soutien et même une légitimité : « C’est grâce à la presse que j’en suis là aujourd’hui. Si je ne suis pas médiatisé et que je n’ouvre pas ma bouche, personne ne va s’y intéresser. » Attention tout de même, un lanceur d’alerte est soumis au droit français, et doit, avant de s’exprimer dans la presse, signaler en interne et/ou en externe son alerte.
Et le droit dans tout ça ?
En 2013, Nicolas est contacté par le député socialiste Yann Galut, qui a souhaité avec la vice-présidente de l’Assemblée nationale de l’époque — Sandrine Mazetier — l’auditionner pour connaitre son avis sur l’écriture d’une loi concernant les lanceurs d’alerte. Nicolas insiste pour que l’anonymat des futurs lanceurs d’alerte soit respecté — « détail » dont il aurait tant aimé bénéficier. Ces consultations aboutissent à la création de la loi Sapin II en 2016, première loi fondatrice du statut de lanceur d’alerte.
Enfin, le 21 mars 2022, une nouvelle loi sur les lanceurs d’alerte étoffe le statut : il s’agit de la retranscription du droit européen concernant les lanceurs d’alerte en droit français. Encore une fois, Nicolas est consulté pour donner son avis : il demande notamment qu’en cas d’urgence ou de danger immédiat, l’alerte en interne (dans son entreprise ou son administration) — normalement demandée par Sapin II — puisse être supprimée afin que le lanceur d’alerte soit autorisé à directement faire son alerte en externe à l’autorité compétente (au Défenseur des droits, à la justice ou à un organe européen). Il insiste aussi sur le fait que cette nouvelle loi propose un accompagnement judiciaire et financier pour le lanceur d’alerte : « C’est primordial car les sociétés jouent sur l’essoufflement financier » explique Nicolas.
En note judiciaire, j’ai dépassé les centaines de milliers d’euros. J’ai tout payé de ma poche.
Nicolas Forissier
À quel prix ?
Mais alors reste-il encore à faire des améliorations juridiques concernant le statut de lanceur d’alerte ? « Oui, il faut encore légiférer sur le dédommagement et la réparation » pense Nicolas. Il poursuit : « En lançant une alerte, on perd tout. À titre personnel, cela fait plus de 13 ans que je suis en procédure. En note judiciaire — seulement — j’ai dépassé les centaines de milliers d’euros. J’ai tout payé de ma poche. J’ai tenu tête à un mastodonte — UBS — qui a été condamné à 1,8 milliards d’euros d’amende, ne serait-il pas temps que l’État, au regard des services rendus pour lui, me répare financièrement ? ». Pour l’instant, Nicolas n’a touché que 289 000 euros grâce aux prud’hommes à cause de son licenciement reconnu comme abusif.
L’éthique avant tout
« Un lanceur d’alerte, à part son éthique, il n’a que des coups à prendre. Sauf si tu as les reins solides et que tu gagnes ton procès. » clame Nicolas. C’est bien cela qui anime plus que tout un lanceur d’alerte : son éthique. Pour Nicolas, lorsqu’il découvre le mécanisme d’évasion fiscale, la question qu’il se pose n’est pas de savoir s’il va dénoncer ou non, mais comment il va procéder. Fils de fonctionnaires, Nicolas a grandi avec l’idée que seul l’intérêt général comptait : « Après tout ce que j’ai fait, je me suis rapproché de ce vers quoi je tendais. Dernièrement, nous avons fêté les 20 ans de mon fils, et de voir le respect qu’il me porte après tout ça, c’est ce qui compte réellement pour moi ». Aujourd’hui, Nicolas peut se regarder dans la glace, avec fierté.