Mercredi 24 novembre 2021, début d’après-midi. Une cinquantaine de personnes quittent Loon-Plage (Nord), près de Dunkerque, pour tenter de traverser la Manche et rallier l’Angleterre. Ils n’y parviendront jamais. Vers 14 heures, un pêcheur français signale une quinzaine de corps flottants au large de Calais. Le naufrage de leur embarcation de fortune a fait 27 morts. Un drame humain dont la couverture médiatique outre-Manche a de quoi surprendre.
Les tensions diplomatiques entre la France et le Royaume-Uni ont encore franchi une nouvelle étape après le drame migratoire le plus meurtrier dans la Manche : alors que les Anglais reprochent aux Français de ne pas réussir à empêcher les tentatives de traversées, les Français, quant à eux, reprochent aux Anglais de ne pas coopérer suffisamment dans la lutte contre ces traversées. Dans une lettre adressée à Emmanuel Macron via le réseau social Twitter, Boris Johnson a même demandé au président de la République de reprendre tous les migrants arrivant en Angleterre depuis la France. Et ces tensions diplomatiques se poursuivent jusque dans les kiosques anglo-saxons.
« Ils n’ont pas réussi à empêcher des dizaines de personnes de partir pour le Royaume-Uni en canots pneumatiques »
The Daily Mail Online
A la Une du Daily Express, du Sun et du Daily Mail, une seule et même image : un 4×4 de policiers français, garé sur la plage et assistant à la mise à l’eau d’un canot pneumatique de migrants voulant traverser la Manche. Et des titres plus qu’accusateurs : «Shameful » («honteux») pour le Sun, « And they still do nothing » (« Et pourtant, ils ne font rien ») pour le Daily Mail. Et dans les articles, le ton réprobateur et largement accusateur persiste. Reprenant cette photo en Une, le Daily Mail Online écrit ainsi que « de petits groupes de policiers français ont été vus en train de patrouiller sur les plages proches de Calais ce matin, mais ils n’ont pas réussi à empêcher des dizaines de personnes de partir pour le Royaume-Uni en canots pneumatiques ». Samedi 27 novembre, le Daily Express accusait même Emmanuel Macron d’avoir le sang de ces migrants sur les mains : «Because while he didn’t physically push them into those boats, he and his sloppy immigration policies did.»
« And they still do nothing »
Réflexe journalistique, LCI a tenté de « fact-checker » cette photo. Si elle a bien été prise, rien ne permet de confirmer ou d’infirmer que les policiers français ont « laissé faire », et laissé partir ces migrants, comme l’affirment les médias anglais. Interrogée, la police française avertit de « l’effet d’optique » sur ce cliché qui laisserait entendre que les policiers sont postés à deux mètres des migrants : « La voiture est quatre fois plus grosse que le bateau. Donc elle est plus loin que sur cette image ».
Les médias britanniques « contribuent directement à attiser des tensions déjà fortes »
Mais que la photo soit utilisée à bon escient, ou non, là n’est pas vraiment le fond du problème. Les titres comme les contenus de ces articles laissent paraître un autre enjeu : depuis plusieurs semaines, ces médias britanniques mettent de l’huile sur le feu de la crise diplomatique en publiant des reportages à charge contre la police française, passive, qui laisserait partir les migrants sans même tenter de les arrêter ou de leur porter secours. De ce fait, ils contribuent directement à attiser des tensions déjà fortes entre les deux pays. Plus encore, le Sun, souvent critiqué pour sa couverture sensationnaliste de l’actualité, a même relayé une tribune du député conservateur Tim Loughton, qui estime que « La triste vérité (…) est que nous avons besoin de larges équipements, comme une conséquence de l’échec de la France à contrôler sa frontière. ».
« L’anarchie à Calais est une plaie purulente à la face de l’Europe »
The Sun
Et ce phénomène n’est pas nouveau. Dès 2015, les médias anglais menaient un sabotage en règle de la politique migratoire française. Alors que le camp de Calais ne cessait de prendre de l’ampleur et que des migrants toujours plus nombreux tentaient de traverser le tunnel sous la Manche, le Daily Mail, tout de même le deuxième journal le plus important en Grande-Bretagne à l’époque, consacrait des articles entiers à son « French bashing ». L’on y retrouvait alors, au hasard des pages, un article intitulé « Voici pourquoi c’est la faute des Français », selon lequel « En aidant à établir un camp près de Calais, les Français ont créé un ‘salon de départ’ pour ceux qui veulent se rendre illégalement en Angleterre (…) Les Français se comportent de manière aussi déplorable que les Italiens », faisant référence à la situation dramatique de Lampedusa. Et le Sun d’ajouter que « L’anarchie à Calais est une plaie purulente à la face de l’Europe ».
Des propos plus nuancés de l’autre côté de l’échiquier politique
Malgré tout, de l’autre côté de l’échiquier politique, le ton reste plus mesuré. Quelques médias britanniques ont appelé ce vendredi 26 novembre leur pays à revoir sa politique migratoire. Ainsi, dans une tribune publiée sur le site du quotidien de centre gauche The Guardian, le chef de l’organisme Refugee Council estime ainsi que « Le Royaume-Uni a besoin d’une politique d’asile plus humaine », pointant que « Le gouvernement avait [jusque-là] choisi de parler et d’agir durement, en adoptant une position sans compromis ». Un traitement plus rationnel d’une situation qui, rappelons-le, reste avant toute autre considération politique, un drame humain.