On aurait misé sur Greta Thunberg, Reporters sans frontières, l’Organisation mondiale de la Santé, Alexeï Navalny, ou peut-être sur Nathan Law. Probablement pas sur le russe Dimitri Mouratov qui, aux côtés de la philippine Maria Ressa, a pourtant reçu ce vendredi 8 octobre 2021 à Oslo le prix Nobel de la paix. Derrière la barbe taillée et les cheveux grisonnants se cache l’un des monuments du journalisme russe, depuis 25 ans rédacteur en chef à la Novaïa Gazeta, journal connu et reconnu pour son travail autant que pour ses martyrs. Portrait.
Né à Kouïbychev, une petite ville de la Volqa du sud-ouest de la Russie, en 1961, Dmitri forge ses armes journalistiques à l’occasion de piges régulières dans la presse locale, puis au sein du quotidien populaire Komsomolskaïa Pravda. Mais c’est en 1993 que son engagement journalistique prend tout son sens. Il fonde, avec le soutien de Mikhaïl Gorbatchev, alors dirigeant de l’URSS, Novaïa Gazeta. L’ambition est forte : dénoncer les problèmes qui paralysent la société russe. Rapidement, le journal s’impose comme une machine à scoops. Corruption des élites, violences policières, arrestations illégales, fraudes électorales, « fermes de trolls », violation des droits de l’Homme, Tchétchénie, etc… : le journal se distingue grâce à sa couverture sans concession de la réalité russe contemporaine.
L’information au prix du sang
Mais celui qui s’impose aujourd’hui comme le plus ancien journal indépendant « vraiment critique avec une influence nationale en Russie » (Comité pour la protection des journalistes) paie au prix fort ses investigations au ton mordant mettant directement en cause les élites russes. Depuis le début des années 2000, six de ses collaborateurs ont trouvé la mort dans l’exercice – et pour l’exercice – de leur fonction de journaliste, dans leur pays, en Russie. A tel point que Dmitri Mouratov a bien cru devoir fermer son journal, « dangereux pour la vie des gens ».
Igor Domnikov (1958-2000), Iouri Chtchekotchikhine (1950-2003), Anna Politkovskaïa (1958-2006), Stanislav Markelov (1974-2009), Anastasia Babourova (1983-2009), Natalia Estemirova (1958-2009). Six. Ces six journalistes collaborateurs ont payés de leur vie l’indépendance éditoriale revendiquée de Novaïa Gazeta. Et parmi eux, une femme, érigée en symbole de la lutte pour la liberté de la presse : Anna Politkovskaïa. Assassinée il y a quasiment quinze ans, jour pour jour, dans sa cage d’escalier, cette militante des droits de l’Homme et fervente opposante à Vladimir Poutine dénonçait sans relâche les violations des droits de l’Homme commises en Tchétchénie par les forces fédérales et la milice de Ramzan Kadyrov, la dégradation des libertés publiques et la corruption des élites russes. Elle s’apprêtait alors à publier ses investigations sur la torture. Si les exécutants du crime ont été lourdement condamnés par la justice, les commanditaires, eux, n’ont jamais été formellement identifiés et, quoiqu’il en soit, ne seront jamais inquiétés puisque désormais couverts par la prescription légale.
En Russie, la liberté de la presse en danger
En péril depuis quelques années, la situation de la liberté de la presse en Russie ne cesse de se dégrader. Depuis le début des années 2000, la télévision est placée sous le contrôle strict du pouvoir politique, qui impose également la mise au pas de la presse écrite à force de vastes opérations de rachats de journaux qui furent un temps libres. C’est aujourd’hui aux médias indépendants – non alignés – que le Kremlin s’attaque. A grands renforts de perquisitions et d’arrestations, il impose un climat de terreur sur le journalisme d’opposition. Ces derniers mois, ces médias se voient même contraints de préfacer toute publication d’une en-tête particulièrement dévalorisante, selon laquelle « Cet article a été créé et publié par un média de masse étranger, remplissant la fonction d’agent de l’étranger et / ou par une entité légale russe remplissant la fonction d’agent de l’étranger ».
Un contexte de dégradation globale de la liberté d’information et d’expression qui n’a pas échappé à Reporters Sans Frontières, qui place la Russie à la 150ème place – sur 180 – au classement mondial de la liberté de la presse 2021. Et c’est un constat partagé à l’échelle mondiale : selon le même rapport, la situation de la liberté de la presse est « problématique, difficile voire très grave dans 73% des 180 pays ».
Un Nobel « au nom des journalistes russes victimes de la répression »
Déjà couronné de lauriers à plusieurs reprises – Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes en 2007 et Légion d’honneur française en 2010, c’est donc pour l’ensemble de son combat que Dmitri Mouratov a reçu, ce 8 octobre, le prix Nobel de la Paix. Kirill Martynov, son adjoint, salue « Un prix qui est arrivé au moment juste alors que de multiples et puissantes forces en Russie veulent qu’il n’y ait plus de presse dans le pays mais seulement de la propagande ». A travers Mouratov, c’est l’ensemble du travail de Novaïa Gazeta pour le droit à l’information et la liberté de la presse, « qui est une condition préalable à la démocratie et à la paix durable », qui est consacré. Selon la présidente du Comité Nobel norvégien c’est ce « journalisme libre, indépendant et factuel (qui) sert à protéger contre les abus de pouvoir, les mentions et la propagande de guerre ».
Alors que Gorbatchev, fondateur historique du journal et toujours propriétaire de 10% de ses actions, a salué une « très bonne nouvelle pour la presse », le chef de l’ONU appelle à « un effort mondial pour protéger la liberté de la presse ». Vladimir Poutine n’a, quant à lui, pas eu d’autre choix que de féliciter le lauréat, en saluant ironiquement le « courage » et le « talent » du lauréat. Comme un pied de nez au dirigeant russe, Mouratov lui a répondu qu’il aurait donné son prix à Alexandreï Navalny et l’a dédié aux « journalistes russes victimes de la répression » et à tous « ceux qui sont morts en défendant le droit des gens à la liberté d’expression ».
Un prix Nobel et à la dimension symbolique forte au lendemain du quinzième anniversaire de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, qui permettra de protéger encore davantage Novaïa Gazeta d’une éventuelle censure des autorités russes, et de préserver, on l’espère, l’indépendance éditoriale précaire des médias d’opposition russes.