Les violences concernant l’inceste ont été abordées par tous les supports médiatiques dès le XXe siècle. D’un sujet littéraire ou cinématographique à une dénonciation concrète, le tabou lié à l’inceste a été libéré par l’importance que lui ont accordée les médias télévisés.
20 avril 1971. Michel Polac est en direct pour son émission « Post-scriptum » diffusée sur la deuxième chaîne couleur de l’ORTF. Pour ce nouvel épisode, le présentateur-journaliste est aux côtés de Louis Malle, réalisateur du film Le Souffle au cœur traitant de l’inceste maternel. Parmi les invités, l’écrivain Alberto Moravia et le biologiste professeur Grassé. Durant plusieurs heures d’émission, le sujet de l’inceste sera traité sans le condamner, ni le louer, telle une donnée avec laquelle la société doit composer. En évoquant notamment Freud, ils s’interrogent sur la possibilité de dépasser le tabou de l’inceste. À la suite de ce proclamé « débat », Michel Polac reçoit une avalanche de lettres de protestation dont la plupart restent injurieuses et dénoncent un « sujet infect ». Ces lettres appellent à ce que les « vieux salopards » que sont Malle et Moravia soient « dérouillés », « castrés », et que l’émission soit « supprimée ». Le Monde prend la responsabilité de publier quelques courriers de lecteurs choqués. Louis Malle explique au journal que « l’inceste ne constitue en aucune façon le thème principale de [son] film. Le Souffle au cœur est une chronique de l’adolescence ».
L’inceste a toujours été abordé par la presse écrite, la télévision et la radio sans que la réalité concrète des rapports sexuels entre les générations ne soit clairement abordée, tout comme la dimension criminelle de l’acte. Le sujet est évoqué de manière esthétique, littéraire, voire anthropologique. Le Monde ne commence à consacrer des articles à l’aspect juridique de l’inceste qu’après le procès pour atteinte à la pudeur commis en mars 1974 : c’est une ouverture capitale concernant une affaire d’inceste dans un milieu rural. Avant cela, il s’agissait surtout de frôler le sujet de manière culturelle comme l’ont fait les invités de Michel Polac lors de son émission « Post-scriptum » trois ans plus tôt.
Le présentateur défend que « la télévision est un forum où la confrontation des opinions et le dialogue doivent régner ». Mais il finit par être sanctionné par le conseil d’administration de l’ORTF à la suite d’une plainte déposée par le professeur Grassé, lui-même présent lors de l’épisode. Malgré le soutien de l’Union nationale des syndicats de journalistes (UNSJ), l’émission s’arrête au cours du mois de mai. Les lecteurs de Télérama et Télé 7 s’en émeuvent en partie au nom de la liberté d’expression, tout en affirmant qu’en effet le sujet a de quoi en outrer au vu de la légèreté à laquelle le sujet avait été traité.
Inceste : viols ou amours ?
Malgré de multiples bavardages, l’émission a été tournant dans le discours sur la sexualité. Que ce soit en presse écrite, en radio ou en télévision : les médias français s’emparent du sujet de l’inceste. Des psychanalystes et psychologues interviennent en radio en rappelant quels sont les interdits en la matière. Du côté de la télévision, une approche pour « grand public » est abordée. Toutes les rubriques et toutes les tranches horaires – bien que les tranches tardives soient privilégiées – se livrent à des évocations fictionnelles – littéraires ou cinématographiques – ou à des documentaires sur l’inceste, ou plutôt « du viol par l’inceste ». Désormais, c’est la nature criminelle de l’inceste qui intéresse la télévision, ainsi que tous les autres supports médiatiques.
La chaîne TF1 consacre un de ses Mardis de l’information à « L’Inceste, les amours interdites ». D’abord prévu à 20h35, le reportage est déplacé à 22h40 et traite d’une famille aux rapports incestueux : l’amant de la mère et la père abusent des deux fillettes de 5 et 4 ans. Si pour le voisinage, « c’est dégueulasse » et « il faut les tuer », la voix off temporise : « On ne pénètre pas dans l’intimité des familles ». Alain Denvers, l’un des réalisateurs, évoque 5000 cas recensés qui cacheraient peut-être une réalité dix fois supérieure et précise que l’inceste est également l’affaire des milieux sociaux supérieurs, et ne concerne pas exclusivement le milieu rural.
Parler d’inceste pour l’audimat ou pour dénoncer ?
Il faut attendre 1986 pour que la télévision donne la parole aux victimes. Lors des débats de Dossiers de l’écran diffusés sur Antenne 2, le présentateur Alain Gérôme donne la parole à trois femmes adultes victimes de pères ou de frères, dont Éva Thomas venant tout juste de publier son livre Le Viol du silence. En témoignant à visage découvert sur des plateaux de télévision, elles offrent l’occasion au public de comprendre que la particularité du dommage causée par le viol – qu’il soit incestueux ou non. Le SVP – le standard téléphonique de l’émission – est submergé par une véritable « avalanche de témoignages ». Si la plupart dénonce, d’autres réclament le droit au bonheur pour les couples incestueux. Le choix d’un tel sujet pour une chaîne qui vient de se faire éroder et qui vient de se voir voler la vedette par la privatisation de TF1 n’est pas anodin. Les victimes sur les plateaux dont les témoignages mêlent souffrance et psychologie répondent aux exigences nouvelles créées par la concurrence. Médias souligne que l’émission a été précédée par une solide campagne de presse et que la fiction qui a ouvert les débats (Amelia réalisé par William Hanley et Randa Haines) a obtenu 37% d’audimat, le double du western programmé ce même soir sur FR3.
Pour TF1, récemment privatisé en 1987, l’audience est devenue un critère fondamentale. Le 27 mars 1989, la chaîne diffuse une émission « pour briser ce qui reste un vieux tabou » en invitant sur son plateau « des spécialistes et des témoins des actions diverses menées contre ces agressions ». Ce soir-là, l’émission atteint le chiffre de 40%, bien mieux que les Dossiers de l’écran trois ans plus tôt.
Éclater le tabou : dénoncer des viols
La journée nationale de lutte contre les abus sexuels fixée le 19 septembre 1988 marque un tournant significatif pour le traitement médiatique sur la question des violences sexuelles. Elle a lieu deux mois après ce que les médias ont appelé « l’été rouge », au cours duquel plusieurs petites filles ont été violées et tuées. Le 19 août de la même année, Christine Ockrent ouvre le journal de 20 heures d’Antenne 2 avec les mots suivants : « Il faut en parler, il faut oser en parler, malgré la gêne, les tabous et le risque aussi de briser des silences qui ne sont pas toujours ceux de l’ignorance. Les enfants aussi sont victimes des perversités et des violences sexuelles dans des proportions qu’on ose à peine imaginer : une fille sur quatre, un garçon sur huit ». La présentatrice signale que 55% des violeurs agissent alors dans leur propre famille.
Les victimes deviennent actrices de la dénonciation. Pour les médias télévisés, il s’agit dorénavant de dénoncer les agissements massifs qui enfreignent les valeurs de la société. En juillet 1989, une loi relative sur la protection des mineurs et à la prévention des mauvais traitement est en effet votée, en plus de l’amendement établissant un régime spécial de la prescription des infractions commises sur des mineurs par des personnes ayant autorité – autrement dit, des faits d’inceste.
Libération rapporte que c’est « en regardant une émission de télévision sur l’inceste [que] Valérie a compris que les relations qu’elle entretenait avec son père depuis trois ans n’étaient pas normales » : elle n’avait que 11 ans. Malgré ces dénonciations publiques émises au grand jour devant le pays entier, l’inceste reste un des crimes les moins révélés et dénoncés. La coordinatrice de SOS-inceste-pour-revivre informe que les signalement effectués dans les années 1980-1990 ne dépassent pas 1% du nombre de victimes d’inceste en France.