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La fascinante déchéance de Glenn Greenwald…

Récompensé du prix Pulitzer du service public pour avoir publié les révélations d’Edward Snowden, le journaliste américain Glenn Greenwald est désormais l’idole des conservateurs conspirationnistes…

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Glenn Greenwald à Auckland (Nouvelle-Zélande) en 2014. Crédit: Robert O’Neill.

Le nom de Glenn Greenwald aurait fait saliver de jalousie n’importe quel étudiant en journalisme il y a encore cinq ans: avocat spécialisé dans la défense du Premier Amendement de la Constitution – assurant la liberté de la presse et de croyance, l’avocat reçoit le premier prix Izzy du journalisme en ligne pour avoir investiguer sur l’arrestation de Chelsea Manning, lanceuse d’alerte ayant dénoncé des exactions de l’armée américaine sur des civils irakiens. C’est également lui qui a été choisi par Edward Snowden, autre lanceur d’alerte dénonçant pour sa part la surveillance de masse en fin d’année 2012 afin que celui-ci diffuse les documents confidentiels via The Guardian où il avait été embauché. Après ces révélations en juin 2013, le journal britannique a reçu le prix Pulitzer du service public. Troisième coup d’éclat en 2019 quand Greenwald diffuse des SMS compromettant le système judiciaire brésilien, dont Sergio Moro (ministre de la Justice de Jair Bolsonaro). Ces documents démontrent de nombreuses violations des procédures judiciaires pendant l’enquête et le procès de l’ancien président Lula da Silva. Le but assumé ayant été de tout faire pour empêcher le populaire homme-fort du PT (Partido dos Trabalhadores) de pouvoir se représenter, ce qui a facilité l’élection de Bolsonaro en 2018. Depuis, l’ancien président Lula a été libéré : les révélations de Greenwald y ont contribué.

Une méfiance face à l’ « État profond »…

Greenwald est insaisissable : aux États-Unis où le journalisme politique est très binaire, penchant soit vers les « liberals » du parti démocrate soit vers les conservateurs du « GOP » (Great Old Party, surnom du parti républicain), Greenwald a su tirer son épingle du jeu. Dès le début de sa carrière, il tire à boulets rouges contre les deux camps. Il faut dire que sa nemesis est bipartisane: il se spécialise dans l’investigation à charge contre la CIA (Central Intelligence Agency, agence de renseignements spécialisée dans les opérations clandestines à l’étranger) et la NSA (National Security Agency, organe du département de la Défense en charge du système de renseignement et de sécurité sur le sol étasunien). En 2005, il publie d’abord sur son blog Unclaimed Territory où il enquête sur l’affaire Plame-Wilson mettant en cause le président George W. Bush: l’ex-ambassadeur Joseph C. Wilson avait été envoyé au Niger en 2002 pour prouver que Saddam Hussein trafiquait afin d’obtenir de l’uranium pour construire une arme nucléaire. Non seulement Wilson n’a rien trouvé si ce n’est la preuve que les documents sur lesquels sur basaient l’administration Bush était des faux, il s’est également avéré que son épouse Valerie Plame était un agent secret de la CIA – ce qui est révélé par Time Magazine, The New York Times et le journaliste conservateur Robert Novak.

En 2007, il rejoint le site d’informations et d’opinions Salon.com, site d’orientation progressiste – à savoir, dans le contexte des États-Unis, plus à la gauche des Démocrates – où il publie ses rubriques. Dans ce milieu hostile au système bipartisan, Greenwald se sent à son aise et publie sur les attaques aux enveloppes contaminées au bacille du charbon: une semaine après l’attentat du 11 septembre, deux sénateurs ainsi que cinq bureaux de médias reçoivent des lettres contenant des bactéries pathogènes (Bacillus anthracis, entraînant la « maladie du charbon »). Cinq personnes décèdent de la maladie. Il n’est pas étonnant qu’un homme aussi enclin à enquêter sur la face la plus sombre des services de renseignements américains trouvent en ceux que l’on a nommé les « lanceurs d’alerte » des exemples à suivre et surtout à défendre. Et c’est justement en défendant Chelsea Manning et surtout en publiant les documents de Snowden que Greenwald a commencé à paraître comme un journaliste d’investigation d’exception. La consécration de ce travail se nomme The Intercept: site d’actualité et d’investigation fondé en février 2014 avec ses confrères Jeremy Scahill (qui a enquêté sur la société privée militaire Blackwater USA) et Laura Poitras (réalisatrice de Citizenfour, documentaire sur Edward Snowden). Si le média est d’abord conçu pour publier les documents révélés par Snowden, la rédaction propose ensuite un système sécurisé et anonyme de dépôt de fichier.

… devenue une obsession.

Quand on s’est, comme Glenn Greenwald, autant attaché à la lutte contre les organisations souterraines gouvernementales, on finit par se penser comme un héros des libertés publiques en butte aux pires actions de déstabilisation, de corruption ou même de menace. Une fois dans cet état d’esprit, la frontière entre le journalisme d’investigation et le conspirationnisme devient très fin…

C’est Nathan J. Robinson, rédacteur en chef du magazine américain de gauche radicale Current Affairs (que l’on pourrait rapprocher du Monde Diplomatique en France), qui a été l’un des premiers à remettre en question les rapprochements politiques de Greenwald. Dans un article nommé How To End Up Serving The Right, publié en juin 2021, le commentateur s’interroge: au nom du « populisme de gauche », devrait-on s’allier avec le « populisme de droite »? Robinson estime que Greenwald est un des principaux défenseurs d’un argument présent à la gauche de l’échiquier politique américaine: la « gauche woke » serait une telle menace pour les États-Unis qu’il vaudrait mieux se rapprocher des conservateurs anti-establishment. Robinson estime que Greenwald, involontairement, défend un classique de l’argumentaire néo-conservateurs américains: les élites (de gauche) dominent toutes les institutions, dont la presse, et s’acharnent contre le clan conservateur.

Greenwald semble d’autant se détacher de la gauche américaine – « liberals » comme « progressives » – que de sa propre carrière: en mai 2021, il s’en est violemment pris contre The Intercept, dont il a quitté la rédaction, en estimant que le titre était devenu « de la merde » (« The Intercept is shit. » / Twitter) ou plus précisément des « libéraux autoritaires de merde » (« authoritarian shit liberals » / Twitter). La raison du différend ? La rédaction a déclaré vouloir publier les données personnelles des membres du réseau social Gab, fondé en 2016: ce réseau a été fondé dans l’idée d’accorder une liberté de parole absolue, sacrée aux États-Unis. Gab est devenu très rapidement le lieu de discussion et de recrutement préféré de l’extrême-droite US: c’est ici que le tueur de l’attentat antisémite de Pittsburgh de 2018 a posté de nombreux messages haineux à l’encontre des Juifs…

Pourquoi cette prise de position ? Pour Greenwald, la liberté d’expression, la protection des données d’identité passe avant tout. L’idée que le même média qui a diffusé les révélations de Snowden sur la surveillance de masse s’attaque à ces fondamentaux lui est intolérable – quand bien même on retrouverait parmi les individus utilisant Gab des terroristes…

Aujourd’hui Greenwald a coupé les ponts avec la gauche: il n’hésite pas, par contre, à intervenir sur le podcast de Glenn Beck, soutien du Tea Party sous l’ère Obama, commentateur complotiste qui nie, entre autres, le réchauffement climatique. On le retrouve également chez Tucker Carlson, animateur et commentateur (un profil qui n’existe probablement qu’aux États-Unis…), tout aussi climatosceptique, estimant également que l’Attaque du Capitole du 6 janvier 2021 était un complot de l’ « État profond ». Greenwald y fustige le « wokisme », l’élite libérale … et le même « État profond ».

Ferdinand Chenot
Ferdinand Chenot
Co-fondateur, rédacteur et ancien membre de l'association et chef de rubrique (2021-2022). Carolomacérien de naissance, lillois d'adoption. Licencié d'histoire à Lille. Étudiant à la FLSH de l'UCL. Gardien de la paix, avant tout.

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