Havas, Prisma Média, Canal+, Europe 1, CNews. Leur point commun ? Être partiellement ou totalement détenus par Vincent Bolloré et faire, de fait, partie de ce que l’on qualifie communément « l’empire Bolloré ». Une concentration hors norme des médias dans des mains que l’on sait ouvertement de droite. A l’approche des élections présidentielles d’avril 2022, il y a de quoi s’interroger.
Né dans une famille d’industriels bretons en 1952, Vincent Bolloré est d’abord un homme d’affaires. Dès 1970, il intègre la banque de l’Union européenne industrielle et financière puis, cinq ans plus tard, la prestigieuse banque Rothschild, dont il est nommé directeur adjoint. Au début des années 1980, il reprend finalement les rênes des papeteries familiales, alors en grande difficulté financière. C’est un véritable empire international qui prend forme : SCAC, Delmas-Vieljeux, Sitarail, Camrail, groupe Rivaud, SAGA… Rien ne semble arrêter le néo-milliardaire.
Un empire de plus en plus médiatique
Mais c’est au début des années 2000, lorsque Vincent Bolloré entre au capital de l’agence de presse Havas et qu’il crée Direct 8 et Direct Matin, que s’amorce un véritable tournant stratégique. Progressivement, le milliardaire français accumule sous sa houlette toujours plus de médias. En mettant la main sur le groupe Vivendi en 2014, il prend la tête de Canal+, ITélé et de C8. L’histoire se répète en 2019, lorsqu’il entre au capital de Lagardère SCA, prenant ainsi le contrôle, entre autres, de Paris Match et d’Europe 1. Dernière acquisition en date, Prisma Média par le groupe Vivendi : National Geographic, Néon, GEO, Voici, Gala et bien d’autres rejoignent le groupe familial.
« On connaît ses méthodes, notamment avec le cas Direct Matin : sa propension à utiliser son journal gratuit pour faire la promotion de ses intérêts »
Antoine Genton, ancien journaliste chez iTélé
Cela fait donc vingt ans que s’érige un empire médiatique comme l’on a rarement connu. Pourtant, les médias sont rarement un investissement rentable, courant souvent à leur perte. Il traduit d’ailleurs plus une volonté de peser sur la société, notamment à travers la hiérarchisation plus ou moins explicite de l’information, que d’une véritable intention de faire fortune. Et cela est d’autant vrai que Bolloré propose un modèle tout à fait innovant, sans commune mesure par le passé : il met en place un empire de médias d’opinion, à son image. Peu d’informations, une succession de gens qui expriment une opinion extrêmement tranchée, peu ou pas de nuance… Voilà la recette du succès capitalistique du modèle Bolloré. Mais un média ne fonctionne pas – et il ne peut pas fonctionner – comme une entreprise cotée en Bourse. D’abord parce que la liberté de la presse et le droit à l’information sont en jeu, mais aussi parce que la charte de Munich impose une déontologie journalistique. Mais le grand patron ne s’en embarrasse pas pour autant, et n’hésite pas à censurer ce – et ceux – qui va à l’encontre de ses valeurs. On citera à titre d’exemple la déprogrammation d’un documentaire à charge sur le Crédit Mutuel, partenaire financier du groupe Bolloré, les enquêtes interdites en Afrique, ou encore les procédures judiciaires « baillons ». Antoine Genton, ancien journaliste à CNews ayant quitté Europe 1 en 2016, témoigne d’ailleurs que l’ « on connaît ses méthodes, notamment avec le cas Direct Matin : sa propension à utiliser son journal gratuit pour faire la promotion de ses intérêts, soit directement – des reportages sur les Autolib’ à Paris – soit indirectement, avec des interviews complaisantes de dirigeants africains. »
Une influence bolloréenne directe – ou indirecte ? – sur les élections ?
Mais en agissant de la sorte, Vincent Bolloré s’assure une place de choix dans la vie politique française. Selon ses propres dires, il serait chaque mois en contact avec plus de 42 millions de français, dont 8,9 millions d’abonnés revendiqués à Canal+ et plus de 2,3 millions à Europe 1. Les audiences de CNews ont, elles aussi, connu un véritable essor, qui reste cependant à relativiser, puisque ces audiences ne représentent que 2 à 3% de parts d’audience. A cela faut-il encore ajouter l’« audience indirecte » : en imposant un journalisme spectacle, dans la recherche permanente de la phrase provocante qui fera réagir, CNews fait parler d’elle. De courts extraits sont alors repris sur les réseaux sociaux. Un nouveau public est alors atteint par la chaîne, un public qui, pourtant, n’est pas spectateur.
En faisant converger les valeurs de ses médias et en y diffusant une seule et même ligne éditoriale, il parvient à faire une véritable incursion dans le débat politique. Et l’explication est très simple : les lecteurs, peu ou pas avertis, vont lire 4, 5 fois – voire même plus – la même information, dans autant de médias différents. Leur réflexe est donc, naturellement, de penser que cette idée est vraie. Et quand bien même cette information ne serait pas fondamentalement fausse, elle est très probablement partisane, un fait dont les lecteurs n’ont pas nécessairement connaissance. La conséquence naturelle de cela ? Les Français n’entendent plus qu’un discours, celui des médias « bolloréens » et, selon Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos (De Direct 8 à Europe1, une machine de guerre médiatique, Le 1 n°363), c’est bien « l’empire Bolloré (qui) se rendra aux urnes » en 2022.
« Zemmour (a) trouvé le parfait haut-parleur pour ses idées rances »
Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos
Un phénomène d’autant plus inquiétant, que la ligne éditoriale de l’empire médiatique se radicalise, et particulièrement sensible chez CNews, qui dérive vers l’extrême droite selon certains experts. L’arrivée à Europe 1 de l’un des chroniqueurs de « Face à l’info », Dimitri Pavlenko, qui présente désormais la matinale, ainsi que la promotion de Louis de Raguenel, ancien du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles, au poste de chef du service politique de la ne laissent pas grand doute sur l’orientation éditoriale. Dans le même sens, et jusqu’à peu, le presque-candidat à l’élection présidentielle Eric Zemmour, connu pour ses positions radicales d’extrême-droite et ses propos racistes, avait une heure de libre chronique par jour pour imposer ses idées d’extrême-droite. Selon Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos (sus-cités), « Zemmour (a) trouvé le parfait haut-parleur pour ses idées rances ». Et ce n’est pas Marine Le Pen qui dira le contraire : à Marc-Olivier Fogiel, directeur général de la chaîne d’information BFM-TV, elle affirmait « Je n’ai pas besoin de vous, j’ai CNews ».
Une « menace sans précédent pour la démocratie » selon Reporters sans Frontières
Selon Reporters sans frontières (RSF), ce contrôle des médias par un type d’idées, par un camp politique constitue des « atteintes répétées à la liberté de la presse et à l’indépendance des rédactions » qui sont « une menace sans précédent pour la démocratie. ». Des mots tranchants, qu’on croirait destinés à dénoncer la situation d’un lointain pays autoritaire. Au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel, l’ONG demande de « faire respecter l’honnêteté, l’indépendance et le pluralisme de l’information ». Pourtant, selon Patrick Cohen, ex-chroniqueur d’Europe 1, « le modèle qui est en train de gagner », c’est celui qui cherche à créer « des fractures, à dresser une partie de la France contre l’autre, y compris par des appels à la haine » jugés « par les tribunaux », s’éloignant, petit à petit, de ces principes pourtant fondamentaux.
La bataille pour la liberté d’expression des journalistes n’est pour autant pas abandonnée à son triste sort. En 2016, deux grèves – dont l’une durera en tout et pour tout 31 jours, paralysent Canal+, en réponse à la mainmise grandissante du milliardaire sur les programmes.. En juin 2021, ce sont quelque 150 membres d’Europe 1, pour la plupart journalistes, qui dénoncent « l’emprise croissante de Vincent Bolloré dans les médias » et font part de leurs craintes de voir leur radio se transformer en un « média d’opinion » du fait du rapprochement annoncé avec CNews, contrôlé par le magnat breton.
Il est donc urgent de s’employer à remettre au centre du jeu le système démocratique et la pluralité d’information, d’autant plus à l’approche d’élections aussi déterminantes que les prochaines élections présidentielles.