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El BusTV : contourner la censure des journalistes au Venezuela

En 2014, 140 journaux imprimés paraissaient régulièrement au Venezuela. En 2021, ils ne sont plus que 19. Et depuis 2004, ce sont plus de 200 médias qui ont disparu des antennes ou des kiosques du pays. Victime des gouvernements chavistes, les médias critiques du pouvoir sont asphyxiés : privés de papiers, victimes de blocages ou de menaces, ils ne peuvent plus exister. Mais les journalistes organisent la riposte. Parmi eux, El BusTV, média offline qui informe les gens à bord des bus.

Montez dans un bus à Caracas, capitale du Venezuela, et vous assisterez à un drôle de spectacle : cinq journalistes vous présenteront un journal offline. L’idée ? Le présentateur lit aux passagers les informations importantes du jour. Un deuxième journaliste tient « l’écran de télévision » en carton, tandis qu’un troisième filme cette scène, qui pourrait être celle d’un théâtre ambulant. Pourtant, les informations qui y sont diffusées rendent compte de la réalité quotidienne au Venezuela et sont parfois le seul lien possible entre le journalisme et les habitants.

« El BusTV est né de la nécessité de fournir aux gens des infos qui ne sont pas diffusées dans les médias »

Maria Gabriela Fernandez, journaliste et cofondatrice du projet.

Le 26 mai 2017, dix ans après la fermeture de la chaîne privée Radio Caracas Televisión, accusée d’avoir soutenu le putsch qui avait brièvement écarté du pouvoir le président Hugo Chávez en avril 2002, cinq journalistes vénézuéliens lancent El BusTV. Le but ? Convertir les transports publics en studio télé improvisé et apporter aux passagers une information non censurée sur la situation du pays. Dans un contexte de vagues protestataires contre le président Nicolás Maduro, l’organisation avait d’abord pour objectif d’informer la population vénézuélienne sur les enjeux de cette crise institutionnelle majeure. Pour Maria Gabriela Fernandez, journaliste et cofondatrice du projet : « El BusTV est né de la nécessité de fournir aux gens des infos qui ne sont pas diffusées dans les médias. Tant pour les citoyens que pour les journalistes, il est très difficile d’obtenir des informations. Il y a beaucoup de rumeurs sur les réseaux sociaux et dans la rue, c’est pourquoi on voulait avoir une autre source d’information dans le but de donner une alternative via d’autres sources directes. ».

Manifestations au Venezuela, le 23 janvier 2019 © Wikicommons

Pour s’assurer une parution régulière et locale, le média itinérant s’appuie sur des habitants formés au journalisme. Ils sont chargés de regrouper des informations locales, voire hyperlocales, mais aussi d’aller à la rencontre des populations, afin de leur apporter des informations purement administratives, comme les démarches pour obtenir un passeport, le jour de réouverture des écoles, etc. Celles-ci sont ensuite couplées avec des nouvelles nationales rédigées par l’équipe de journalistes professionnels.

Aujourd’hui, El Bus TV, c’est plus de 90 journalistes, répartis dans huit villes majeures du pays, mais également avec une implantation dans les quartiers les plus isolés et les plus pauvres – ceux qui, en somme, ont encore moins d’accès à l’information. Le projet est ambitieux : permettre coûte que coûte l’accès de la population vénézuélienne à l’information, et ce, sans intermédiaire. Pourquoi le bus ? Car c’est le moyen de transport dans lequel se déplacent les personnes ayant peu accès aux informations et aux médias numériques. C’est aussi un clin d’œil à Nicolás Maduro, ancien chauffeur de bus. Désormais, il faut que le journaliste aille à la rencontre du public, et non plus l’inverse.

Un journalisme encore réinventé suite à la pandémie

Mais au début de l’année 2019, El BusTV a connu un coup d’arrêt majeur : en raison de la pandémie de Covid-19, les bus ont cessé de circuler dans le pays. Désormais, les informations sont également transmises via des « papelographes », de grands journaux muraux contenant des informations nationales, régionales et même hyperlocales, tant sur le coronavirus que sur d’autres sujets d’intérêt pour la communauté. Sur une grande feuille de papier, les journalistes écrivent à la main les informations recherchées par l’équipe, en utilisant leurs propres sources médiatiques et indépendantes. Si l’on trouve trace de ces « papelographes  » en Chine – avec les « dazibaos » à la fin du XXème siècle, ils paraissent aujourd’hui en décalage avec la digitalisation croissante du monde.

Un exemple de « papelographe » à Los Guayos, Venezuela © Capture d’écran Youtube

C’est également à cette époque qu’est née La Ventana TV, un programme d’information raconté depuis les fenêtres des différents voisins d’une communauté. Le Pulitzer Center a classé le travail de ces flipcharts comme l’un des éléments les plus importants de la couverture médiatique de la pandémie en 2020. Mais ces projets sont des paris risqués dans un pays où les droits de la presse sont régulièrement bafoués.

La censure sans fin des médias vénézuéliens

Au pouvoir depuis 2013, le gouvernement de Nicolás Maduro mène une guerre sans fin contre la presse indépendante. Et la répression s’est encore amplifiée depuis 2017 : l’ONG Reporters sans Frontières classe le pays à la 148ème place du Classement mondial de la liberté de la presse 2021 et souligne « un nombre record d’arrestations arbitraires et de violences contre les journalistes perpétrées par les forces de l’ordre et les services de renseignement vénézuéliens ».

Alors que le gouvernement autoritaire de Nicolás Maduro organise depuis plusieurs années une hégémonie communicationnelle, l’accès à l’information des citoyens est d’autant plus réduit. La presse autrefois solide et diversifiée a laissé place à un journalisme public, institutionnalisé. La plupart des télévisions sont publiques, et les autorités interdisent aux quelques chaînes de télévision et stations de radio indépendantes de couvrir la crise vénézuélienne telle qu’elle se déroule : pannes de courant généralisées, pénuries de nourriture et de médicaments et manifestations menées par l’opposition. Incapables d’acheter le papier nécessaire à l’impression, les journaux et les magazines ont pratiquement disparu.

« Le régime tient les médias et la communication sous contrôle depuis des années. Les radios et télévisions nationales n’ont pas le droit de faire mention de la mobilisation de l’opposition »

Jorge, habitant de San Cristobal (Le Parisien)

Les moyens d’obtenir des informations se réduisent comme peau de chagrin, d’autant plus que l’accès à Internet est particulièrement inégalitaire au Venezuela et est soumis, lui aussi, à de nombreuses coupures.

El BusTV, un projet salué par le monde du journalisme

Mais contre cette censure gouvernementale organisée, les initiatives de journalistes indépendants se multiplient. En 2018, El BusTV a notamment été choisi parmi les dix œuvres et projets journalistiques les plus innovants du continent sud-américain dans le cadre des Gabo Awards de la Fondation Gabriel García Márquez, qui promeut un journalisme vertueux, innovant, rigoureux dans le traitement des faits et ethniquement cohérent. Et un an plus tard, en 2019, le magazine Time a cité El BusTV comme l’une des méthodes les plus frappantes de protestation contre la censure et le reportage au Venezuela. 

L’espoir, peut-être, de soutiens internationaux dans cette lutte permanente contre la censure et pour le droit à l’information.

Morgane Jean
Morgane Jean
Co-fondatrice, rédactrice en chef et secrétaire générale (depuis 2022) de Soixante Pour Cent.

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