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Concentration des médias : quand l’État essayait de réguler

Avec le rachat d’I-Télé en 2016, renommée CNews, et d’Europe 1 cette année par l’industriel et homme d’affaires Vincent Bolloré, la question brûlante de la mainmise des médias par les grands groupes privés n’a jamais autant été d’actualité. L’État semble dans l’incapacité de réagir face au phénomène, pourtant ce ne fut pas toujours le cas…

Le siège de la chaîne cryptée Canal+, contrôlée par l’homme d’affaires Vincent Bolloré via Vivendi, à Boulogne-Billancourt en juillet 2020. © Capture d’écran / Google Maps.

Quiconque regarde avec attention l’affiche infographique « Médias Français. Qui possède quoi ? » créée et mise à jour par Le Monde Diplomatique et Acrimed – association de critique des médias fondée en 1996 par Henri Maler, on ne peut que se désoler : la quasi-intégralité des médias (presse écrite, télévision et radio) appartiennent soit directement à l’État Français (Radio France, France Télé, LCP / Public Sénat), ou à un groupe privé. Comme on peut le voir, divers hommes d’affaires ont des parts de marché dans une multitude de titres de presse, ce qui les met dans une position de domination par rapport à la rédaction : la famille Bouygues « contrôle » TF1, les Dassault « possèdent » Le Figaro, etc. Si certains médias réussissent à obtenir indépendance financière : Alternatives Économiques est une coopérative – chaque journaliste contribue équitablement à la formation du capital du titre et les décisions financières sont décidées démocratiquement par chacun. Le Canard Enchaîné fonctionne de la même manière, et ce, sans publier aucune publicité dans ses pages. Enfin, les fondateurs de Mediapart ont fait le choix de tirer leur capital de l’abonnement payant des lecteurs. Toutefois, difficile de trouver d’autres exemples de titres indépendants : l’essentiel du paysage médiatique se trouve entre les mains des puissants…

Une mainmise remise en cause en 1944

Avec l’Occupation, c’est tout un paysage médiatique qui est réquisitionné par le Troisième Reich : toute la presse (légale) est soumise au fascisme. Ce n’est pas surprenant que parmi le programme du Conseil National de la Résistance (« Les Jours Heureux ») on retrouve cette formule, il faudrait atteindre « la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression, la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères, la liberté d’association, de réunion et de manifestation ». À la Libération, toutes les rédactions qui se sont parjurées avec le fascisme, que ce soit volontairement ou non, sont dissoutes et les locaux sont réquisitionnés. Via ces ordonnances de 1944, on interdit la concentration des titres de presse par leurs propriétaires et on oblige la transparence de la capitalisation de la presse.

Toutefois, il faut reconnaître que pendant l’immédiate après-guerre, c’est l’État qui finit par prendre une place trop prépondérante : période de pénurie oblige, c’est le Gouvernement Provisoire qui fixe le prix des journaux, qui distribue le papier, décide du format des titres et va même jusqu’à nationaliser la distribution même des journaux… Déjà à l’époque, De Gaulle, alors à la tête de ce gouvernement, expose au pays sa vision particulièrement dirigiste de l’État vis-à-vis de la presse : c’est le gouvernement qui désigne les propriétaires des titres, qui allouent locaux, les imprimeries… De Gaulle nomme lui-même le directeur de l’Agence France Presse ! Cette poigne de fer de l’État s’explique par un contexte spécifique : le pays est en ruine, ses institutions sont à reconstruire, bon nombre des grands fonctionnaires ayant été nommés par l’Occupant comme par Vichy, il faut également « dé-vichyser » les préfectures, les rédactions, les appareils politiques locaux… Une fois ce processus douloureux achevé, au contraire, l’État a lâché tout son lest… au profit des « puissances d’argent ».

Le grand retour des « puissances d’argent »

Très vite, les journaux font face à un autre problème : si les nouveaux propriétaires n’ont pas collaboré avec le Reich, ils ne sont pas de bons gestionnaires pour autant. De plus, où sont les fonds ? C’est plutôt chez ceux qui se sont rangés avec Pétain et Laval que l’on trouve suffisamment de capital… Les magnats de la presse, dont certains furent pourtant frappés d’indignité nationale, reviennent, et leurs « poulains » aussi : Jean Prouvost republie Paris-Match et Marie-Claire.

Le cas le plus fameux est celui de Robert Hersant : condamné à 10 ans d’indignité nationale, il est gracié en 1952. Durant les « Trente Glorieuses », il accumule les titres de presse, y compris certains fondés par les Résistants (Nord-Matin) puis Le Figaro, France-Soir, l’Aurore … Au milieu des années 80, il possède 40 % de la presse nationale ! Étant député de l’Oise et député européen, il jouit de l’immunité parlementaire et les ordonnances ne peuvent pas être appliquées. « S’il n’y avait pas de journalistes et pas d’ouvriers du Livre, les éditeurs de journaux seraient des gens heureux » disait-il à L’Expansion en 1976… C’est face à l’empire Hersant que l’Assemblée nationale, alors majoritairement socialiste, vote une loi « anti-Hersant » en 1984 afin de briser le monopole : hélas, le Conseil Constitutionnel supprime quelques articles. La loi n’a jamais été appliquée : d’ailleurs, elle n’était pas rétroactive, c’est-à-dire qu’on n’aurait pas pu viser le monopole d’Hersant puisqu’il s’est formé avant 1984. Une fois le RPR majoritaire au Parlement, les ordonnances les plus restrictives envers les « pouvoirs de l’argent » sont abrogées. Jamais un nouveau statut de la presse n’a été sérieusement envisagé par les gouvernements de notre Cinquième République…

Ferdinand Chenot
Ferdinand Chenot
Co-fondateur, rédacteur et ancien membre de l'association et chef de rubrique (2021-2022). Carolomacérien de naissance, lillois d'adoption. Licencié d'histoire à Lille. Étudiant à la FLSH de l'UCL. Gardien de la paix, avant tout.

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